A l’instar des bouleversements historiques qu’a connus la Croatie tout au long de son histoire, la culture croate, se présente comme une mosaïque des différentes influences, la plupart familières. Néanmoins, elle reste surprenante. Située au carrefour des civilisations qui ont toutes contribué à l’identité européenne, la Croatie a trop souvent été perçue comme une frontière, mais l’ouverture de l’Europe et son indépendance, lui permettront de dévoiler son riche héritage culturel, longtemps occulté sous différentes identités étrangères.
Le berceau de la Croatie médiévale se situe en Dalmatie, région méditerranéenne parmi les plus peuplées à l’époque romaine, sans doute à cause des centaines d’îles où les navires commerçants trouvaient refuge. De nombreux vestiges découverts y témoignent de la richesse de la civilisation antique qui a marqué la culture croate primitive. La proximité d’une part des villes antiques, telles que Pola (Pula), Iadera (Zadar), Narona, Epidaurus (Cavtat), de Salona (Solin), capitale de la province romaine de Dalmatie, et surtout du palais de Dioclétien (à Split), et d’autre part, des nombreuses villas (sur les îles de Brijuni, Krk, Hvar, etc.), exerça une influence décisive sur les Croates, qui s’installèrent dans les provinces romaines de Dalmatie et de Pannonie au VIe siècle. Ainsi les Croates furent-ils parmi les premiers Slaves à partager le legs de la civilisation antique, notamment l’alphabet latin, l’urbanisme, l’organisation gouvernementale locale, fondement même de la démocratie, et naturellement le christianisme, implanté dans cette région de la Méditerranée dès le IIIe siècle.
La formation d’un premier État croate se situa dans ce cadre culturel qui lui profita dans son intégration à la famille des peuples européens du Moyen Âge : déjà au IXe siècle, le pape consacre Branimir « duc des Croates ». Mais c’est un siècle plus tard que la Croatie deviendra un nouveau royaume sur la carte de l’Europe. L’essor de la culture est dynamisé par l’affirmation politique : dans les centres du pays les Bénédictins, ces « pères de l’Europe », établirent des monastères et aidèrent à la construction d’une première série de monuments authentiquement croates.
Aujourd’hui encore, les nombreuses petites églises paléo¬chrétiennes témoignent aussi bien de l’essor du sentiment religieux que du nouvel État. Malgré la domination revendiquée de l’empereur de Constantinople sur une part de la Dalmatie, les liens avec le Saint-Siège furent toujours maintenus. Cela explique toutefois la forte empreinte culturelle byzantine au Moyen Âge, symbolisée par le complexe ecclésiastique de Porec en Istrie, avec la basilique d’Euphrasius (VIesiècle) dont les mosaïques égalent en splendeur les œuvres contemporaines de l’époque justinienne à Ravenne.
Pour autant, la chrétienté occidentale s’enrichit très tôt d’une spécificité croate : l’écriture glagolitique inventée au IXe siècle, destinée à l’origine à faciliter la christianisation des peuples slaves. La particularité de la culture croate médiévale provient de cette dualité qui est à la source d’une richesse encore méconnue d’une abondance et d’une qualité surprenante pour l’époque. Cette dévotion pour la langue écrite, mode de transmission de la culture classique et apanage d’une nouvelle classe sociale – que ce soit en caractères latins ou glagolitiques –, restait une marque de la culture croate au Moyen Âge et au-delà. Cas unique, le latin demeura la langue officielle au Sabor, le Parlement croate, jusqu’au milieu XIXe siècle, à une époque où la langue littéraire croate était pourtant déjà fixée.
Entre Venise, Vienne et Constantinople
Une première rupture politique se produisit au début du XIIe siècle, avec l’union personnelle du royaume croate à la couronne hongroise. L’action du nouveau royaume se concentra désormais sur le nord du pays (Slavonie et Croatie septentrionale), tandis que la Dalmatie se trouva davantage soumise à l’influence politique de la République de Venise. Si le paysage culturel de la Croatie s’en trouva modifié, le littoral croate demeura pour autant une route privilégiée d’échanges entre la nouvelle capitale à Buda et l’Italie. L’essor économique au XIe siècle contribua à l’intensification de la vie culturelle dans des villes maritimes comme Split, Trogir, Dubrovnik ou encore Zadar. Cette dernière était en effet devenue si menaçante pour le prestige de Venise, que la Cité des Doges parviendra finalement à détourner à son profit l’expédition de la funeste IVe croisade qui en 1202, deux ans avant le pillage de Constantinople, mettra aussi à sac la ville croate pour laquelle Villehardouin écrivit qu’il n’y en avait “ni de plus belle ni de plus riche”.
A partir de ce moment les contacts culturels s’intensifieront également du côté continental. D’une part, les premiers savants croates participent alors à la vie intellectuelle des nouveaux centres universitaires d’Europe, principalement en Italie, mais aussi de plus en plus à Paris (où enseignent notamment Georges d’Esclavonie et Hermann le Dalmate). D’autre part, le nouvel évêché de Zagreb, fondé en 1094, permettra à l’ordre monastique de Cluny d’exercer une forte influence dans toute la région. Les manuscrits conservés l’attestent et annoncent le rôle capital que cette ville, destinée à devenir la métropole croate, sera amenée à jouer.
Au XVe siècle, les contrecoups culturels des véritables séismes politiques, que constituèrent les incursions toujours plus fréquentes des Ottomans, ne se font pas attendre : il est symbolique que l’écrivain croate alors le plus réputé en Europe, Marko Marulic (Split, 1450-1524), « père » de la littérature croate et ami d’Erasme, précède le déclin général qui s’ensuivit. Les plus belles pages de l’art de la Renaissance en Croatie furent aussi inscrites à cette époque, au XVe et XVIe siècles, toujours dans les villes dalmates. Ainsi Georges le Dalmate (Juraj Dalmatinac) et Franjo Laurana en sculpture et en architecture, de même que Andrija Medulic, Blaz Jurjev, Juraj Culinovic ainsi que toute une pléiade des peintres de Dubrovnik – l’indépendante république de Raguse. Malgré les conditions politiques de plus en plus difficiles, leurs œuvres témoignent de la vivacité de l’activité culturelle.
Toutefois, les conséquences des interminables guerres que se livrent les Ottomans et les armées chrétiennes en terre croate (surnommée désormais antemuralis christianitatis) furent tragiques : au XVIIe siècle, ce n’est guère plus d’une seule imprimerie qui assura la continuation de la riche vie culturelle d’antan, alors même qu’au début du siècle précédent il y en avait une dizaine. L’aristocratie, qui ailleurs en Europe fut porteuse de la vie culturelle, se trouva en Croatie face à d’autres impératifs : en effet, hommes de plume et noblesse d’épée se confondaient généralement. Les familles Zrinski et Frankopan sont sans doute emblématiques de la résistance à l’anéantissement politique et culturel, dans une lutte qui les opposa aux Ottomans, mais aussi aux tendances centralisatrices de Vienne, depuis que la noblesse croate, rassemblée au Sabor, avait désigné en 1527 Ferdinand de Habsbourg pour suzerain.
Une influence française déterminante
C’est après l’instauration par Napoléon des « Provinces illyriennes », que les Croates connurent un renouveau national – baptisé d’ailleurs « renaissance Illyrienne ». Les échos du romantisme se firent alors sentir dans la littérature croate et enflammèrent le réveil national. La Croatie fut de nouveau solidement arrimée au milieu culturel de l’Europe centrale et partagea l’évolution des arts que connurent d’autres métropoles de l’empire autrichien – Vienne, Budapest, Prague, Bratislava ou Ljubljana. En même temps l’attention était portée vers Paris et sa scène florissante de l’art moderne. Les meilleurs artistes croates trouvèrent leur inspiration sur les bords de la Seine : les peintres Racic et Kraljevic, le sculpteur Mestrovic, disciple de Rodin, l’écrivain Matos. Les hommes politiques n’étaient pas en reste : notamment Starcevic et Radic, les leaders de deux principaux partis qui déterminèrent la pensée politique croate au XXe siècle, le Parti du droit et le Parti paysan.
À la suite au démembrement de l’empire des Habsbourg et après la fusion de la Croatie dans une nouvelle union politique que des intellectuels croates avaient appelé de leurs vœux, l’union des Slaves du Sud vit le jour (devenant, en 1929, le royaume de Yougoslavie). Surgirent alors des difficultés qui secouèrent ce nouvel État en raison de traditions politiques et nationales par trop différentes, et qui finiront par alourdir le tragique bilan du XXe siècle européen. Sous l’identité yougoslave, la Croatie se trouva d’un point de vue culturel une nouvelle fois éloignée de son milieu centre-européen. Malgré une brève période de réalisme socialiste qui accompagna la prise du pouvoir par Tito et le parti communiste en 1945, la situation s’améliora après la rupture avec Staline en 1948, permettant aux artistes de suivre les développements des courants artistiques à l’Ouest. Les institutions culturelles croates purent ainsi profiter d’une certaine continuité, spécificité de la politique non-alignée yougoslave, sans qu’il leur fût pour autant permis de le faire sous leur identité nationale. Ce n’est qu’après la disparition du Rideau de fer, l’avènement de la démocratie et la proclamation de l’indépendance de la Croatie, en 1991, que toutes les conditions furent de nouveau réunies pour une redécouverte de l’identité croate, profondément marquée par l’héritage européen.